Le lac gelé
1
Sur une ville de,
mettons trois cents mille habitants, combien en y a-t-il de sauvables?
A ma connaissance
peut-être une dizaine, peut-être deux ou trois, une
poignée en tout cas. Peut-être pas un.
Des types qui
cherchent encore un peu quelque chose, des types que ça
éberlue de se voir dans cet état là.
Des types un peu
inquiets.
Au sens fort.
Contrairement aux
apparences l’inquiétude est devenue monnaie
très rare. Je distribue la mienne avec parcimonie, sur des
critères très sélectifs. Parfois
même il m’arrive de me tromper, je la
délivre, elle se répand mais on ne me rend rien.
Pire: on l’exploite. On s’étonne, on
s’amuse, on m’accuse de me poser trop de questions.
Les gens sont curieux.
Très
peu curieux en fait. Ils se laissent aller, pourrait-on dire. Si
l’on sentait émaner d’eux au moins une
espèce d’abandon, un frein qui a
cédé, une pente vers la résignation
comme un glissement des eaux, un filet, un suintement après
qu’une mince pellicule se serait
déchirée, un écoulement
d’indifférence, après qu’une
poche aurait cédé, un abcès
percé, un peu de jeu. Rien de cela : ils se laissent porter
comme par nature. Comme si le monde avait toujours
été ainsi. Comme s’ils avaient toujours
dû étre ainsi, tels quels, en
l’état.
Ça qui
fait que j’en suis si sûr : personne
n’élève la voix quand je le dis. Rien
de cacher sous les voix qui ne se lèvent pas. Une seule voix
existe : ça qui fait que j’en suis si
sûr.
Quelques types,
donc, pas un peut-être. Qui s’agitent, se secouent
des limbes du sommeil léthal qui envahit tout. Qui nous
trafique de l’intérieur et nous fait croire
qu’il n’y a rien d’autre que
l’immédiat, le visible,
l’incontournable. La question ne se pose même plus.
Il ne s’agit même plus de s’y faire, nous
y sommes rompus dès la naissance.
C’est
notre héritage, légué depuis nulle
part et par personne. L’absolu d’une
réalité qui tire sa puissance de
n’avoir jamais été fondée
sur rien. Le dieu vivant de l’immanence minimale, le dieu des
rapports, des équivalences, le dieu du plan.
2
J’ai
distribué pas mal de claques. J’en ai
encaissé quelques unes. Aucune équivalence.
Rassurant, la
violence d’une bonne giffle qui vous arrête au bord
du regrettable. Ou juste après les mots
ineffaçables. À deux doigts du scandale.
Déflagration préventive, même
rétrospectivement. Simple manipe.
Ces giffles qui
ont la vertu de précipiter le scandale, de devancer sa
vulgarisation en lui donnant une forme claire, ces giffles qui ont la
vertu de ponctuer.
Mais elles sont
loin!
Plus personne ne
me giffle.
On se sourit,
voyez-vous.
Tous ces sourires
dont il est inutile de dire qu’ils sont de façade.
Dont il est faux de dire qu’ils recouvrent un malaise
caché. Et donc qu’ils sont de façade.
Ces sourires sont profonds. Comme des cités lacustres.
On
n’est plus mal à l’aise, on est
passé bien au-delà. Il ne s’agit plus
d’inquiétude. Je ne sais pas ce que
c’est. Et je me pose à peine la question.
Il y eut
l’amour bien sûr.
D’où
partirent toutes ces giffles, quelques unes en
vérité mais le temps les entassent sur
elles-mêmes, elles se multiplient de leur propre
épaisseur. Prolifération cellulaire. Pure
illusion d’optique, mais salvatrice. J’en guette
même parfois la marque qui pourrait traverser la
mémoire de mes joues pour me souvenir vraiment, avec
l’espoir d’une rémanence
épidermique. J’aurais sans doute
préféré qu’elles soient plus
épaisses de leur vivant. Qu’elles
s’éternisent d’elles-mêmes.
Même chose pour les deux heures de
théâtre sans elle, l’autre,
l’ultime, la vraie : la fatalement vaine.
Qu’elles
soient plus épaisses sans que j’ai besoin de me
regarder par-dessus l’épaule. De me tordre le cou.
Douleur subtile que j’évite autant que possible.
Que viennent
faire là des préférences? Il faut
vivre me disais-je une fois que j’avais bien
malaxé ma joue gauche, et que la droite souffrait encore,
rougie de mes triturations.
Je ne me suis
jamais frappé moi-même.
Ç’eût été de
l’onanisme mal placé et je n’ai rien non
plus d’un masochiste.
Mélanie
frappa la première.
Dans la cour du
lycée.
Très
théâtral, absolument imprévisible mais
un tel sourire peignait ses lèvres pendant l’acte
qu’il s’accomplit au ralenti, très
symbolique. J’étais en fait fin
préparé à les recevoir, si
n’y ayant jamais songé. Ces claques avaient
dû s’inscrire dans mes chairs bien avant
d’être exécutées. Et puis
Marie en remit une couche.
À la
sortie d’une boîte, avec des porcs qui riaient pas
très loin. Une autre scène. Sept gigantesques
baffes que j’ai bien eu le temps de compter tandis
qu’elles s’abattaient fermement sur ma gueule.
Pratiquement sans douleur. D’une douleur qui n’en
était pas une, une douleur de carton. Qui me faisait pantin.
Éponge sans mémoire. Homme-sandwich.
Cette
manière qu’elles eurent de me frapper toutes les
deux.
Comme pour me
dire quelque chose, sans véritable colère. Avec
beaucoup d’élégance. De ce calme
impassible qui les maintient dans une espèce
d’Antiquité grecque. Que je feuillette souvent
depuis qu’on ne me frappe plus. Silex. Pas marbre. Le stylet.
Je
m’organise des pugilats et si je marche dans la rue, tout
à coup j’ai parcouru quasiment d’un bond
des dizaines de mètres sans m’apercevoir de
l’accélération. La colère
idéale, celle qui s’abat de son feu blanc sur des
idées. Comme des idées. Et pour elles. Qui abolit
l’espace.
J’avance
dans la rue et des groupes défilent, des éclats
de voix s’entrechoquent et me heurtent au passage. Je ne
saurais dire qu’ils sont stupides : je ne les entends pas.
Ils ne font que déclencher des scenarii. Ils appuient sur
des boutons qui déclenchent des cataclysmes. Des
raz-de-marée. Des strombolis.
J’atterris
dans un état semi-second des mètres plus loin,
sans souvenir de ce qui déclencha l’implulsion
initiale puisque j’ai été
propulsé dans ma galerie personnelle d’effets
spéciaux. Je me réveille au milieu des voitures,
sur le bas-côté fangeux de la rue, dans le
caniveau parfois, ma colère se débattant tout
à coup privée de son objet qui
s’éloigne, comme au retour d’un voyage
astral.
Il en y aura
toujours pour croire qu’on se complaît
là-dedans. Qu’il est possible de se complaire
là-dedans, de s’y ébattre ou de
s’y réfugier. Ce sont là gens purement
théoriques : il n’y a pas d’espace pour
cette déferlante de pulsions pétries
d’organes et de pensées, il n’y pas
d’étendue aux colères
intrinsèques, il n’y a pas de guide, pas de
contrôle, à peine une origine. On ne saurait donc
s’y ébattre et encore moins s’y
consacrer volontairement. Mais la théorie ravage le monde,
si bien qu’il en reste deux ou trois qui sur une ville de
trois cent mille habitants... peut-être pas un.
Je
préfère de loin la mélancolie, animal
on ne peut plus domesticable. C’est en voiture quand je
reviens d’une soirée que le décor se
plante. Que l’opportunité s’offre
d’aller visiter les heures chéries qu’un
métal inconnu ductile inoxydable a su préserver
indépendamment de toute logique ou intention. Ou intuition.
Ça qui
fait que j’en suis si sûr : aucune traces dans mes
archives, aucune trace d’archives non plus. Toute
mémoire résumée à
l’instant présent, dévolue toute
entière à l’imprévisible
création. Imprévisible par essence :
l’incréé appartient de tout temps
à la création. Qu’y puis-je?
Ça qui fait que j’en suis si sûr : je
n’y peux rien.
Quelles
merveilles que ces médaillons de regrets
mélancoliques qui se refusent à toute
interprétation. Que rien ne peut déchiffrer vu
qu’ils n’ont rien des palimpsestes. La cour
d’un beau batiment, la pelouse du consulat d’Italie
où nous n’avions rien à faire. Nos
pommes, croquées côte à côte,
comme des clandestins à ciel ouvert. Quelle splendeur. Dans
un souvenir. Confondu avec ce qui aurait dû, puisque je ne
m’intéresse plus depuis longtemps à ce
qui aurait pu.
Ça qui
fait que j’en suis si sûr : pas de pomme, pas de
jardin, pas d’Italie. Sa main dans la mienne, ah ses
mêches, ce point noir sous son nez, toujours, à
nouveau, encore, son visage large, Renaissance, ses seins, pas de
seins, comme un garçon, mais son slip, sa courbure, ses pas
vers la fenêtre, la neige sur les toits bleus, ah notre
inconséquence, la pilule, le toubib, la journée
alitée, ses nausées, mon impuissance, sa
gentillesse, moi coupable, sa gentillesse : ça qui fait que
j’en suis si sûr.
Je navigue tout
le début de la nuit, jusqu’au sommeil qui
m’emporte. Cela nécessite du carburant : il faut
sans cesse, à chaque pause réactiver le
diaporama. Quelle aisance, quelle fluidité. On n’a
rien inventé de mieux pour échapper au temps.
À la
frontière du maîtrisé et de
l’incontrôlable. Du préhensible et de
l’insaisissable. Quel pouvoir que celui qui
m’échappe.
Mais voici
qu’une occasion se présente : nous irons boire un
verre, nous les collègues de boulot, nous qui ne sommes pas
amis et qui ne pouvons l’être.
3
Le bar, connu,
inconnu, feutré, lumière crue, tentures
écrues, accueillant ou glacial, plein
d’âme ou de stéréotypes
industriels, serveurs triés sur le volet ou
débraillés et caetera : il aura perdu de toute
manière sa principale qualité, celle qui le fait
bar, puisque nous ne sommes pas amis. Boire sans boire, quel
désespoir.
Nous discuterons
de quoi je n’en sais rien. Nous discutons.
Cela
n’a rien horrible, nous ne ratons finalement pas grand-chose.
Depuis que je ne reçois plus la moindre baffe, la moindre
offrande.
Je sommeille en
demi-veille, juste ce qu’il faut. Et je n’en ai
rien décidé. Cela se met en place tout seul.
L’instinct, sans doute. L’habitude joue-t-elle que
je n’en ressens rien, ce n’est d’ailleurs
pas mon problème. J’ai en tout cas l’air
très agité. L’instinct des
bêtes domestiquées.
Bernadette a vu
son psychologue. Elle parle de ses enfants. Ce à quoi tout
le monde répond quelque chose. Non pas qu’il
faille bien, tout le monde répond parce que Berno parle.
Elle aime
beaucoup son surnom, à ce que j’en ai compris.
À ce que j’ai appris d’elle.
C’est
une sorte de sédiment façon béton
cellulaire qu’a laissé comme souvenir notre
première rencontre au travail, faussement dur, casse les
ongles mais plein d’air, de la solidité de
babiole, laide, râpeuse, crispante : une vraie
dépression. Elle dit Bernadette, elle écrit Berno
sous son numéro de téléphone, elle dit
enfin Berno à voix haute, elle le
répète au téléphone
quelques jours plus tard. À n’en pas douter, elle
est très fière de son diminutif, elle y tient :
voilà ma thèse.
Brave femme, qui
parle de ses enfants, de son psy. Nous commandons des verres. Je prends
de l’alcool. C’est pour le temps. Pas de
mélancolie possible en situation pareille, les canaux sont
fermés. Il est temps d’emmagasiner. De distiller.
Des archives qui
ne serviront à rien puisqu’elles ne seront pas
consultables autrement qu’avec l’esprit de
l’historien qui cherche de la matière avant
d’en faire un récit. Aucune épaisseur,
de purs faits, des impressions mécaniques, des sentiments
automatisés, branchés en ligne directe sur la
table d’égalisation de l’habitude et des
réflexes, aucune vivacité, aucun grain, de la
platitude sans rémission. À mort les historiens,
pourrait-on dire.
Je parle aussi,
des mots sortent auxquels j’accroche pourtant des intentions,
des attentions, des attentes. Sans intuition aucune, ce n’est
surtout pas le moment non plus. Cela n’a rien de stupide, non
plus encore, me dis-je. Nous convenons de diverses choses, dates,
lieux, mises en place, dossiers, collectes, surtout dates et lieux.
Nous devons partir. Ce type de souvenirs prend beaucoup de place. Il
faut beaucoup de mémoire pour les oublier.
Pas de dernier
verre.
Ma table est en
friche : papiers et aliments s’y cotoient dans une
débauche d’activités
laissées en plan. Je m’attelle au rangement,
nettoyage, éponge, classeurs.
La ville est
loin, je m’endormirai tard.
4
Il faut se lever
dit le réveil.
La douche
programme ma journée (cette journée qui tend
à n’être plus jamais nôtre).
J’entrevois une brocante pour le week-end, un
faux-départ pour les vacances. Je revois des photos
mentales, elles me poursuivent et je sors de la douche. Ma vie
ressemble aux carnets d’un fou.
Je slalome entre
les tensions, je saute sur des îlots
d’indifférence, quelques lacs
disséminés entre les crêtes me plongent
dans des accalmies d’enthousiasme bienheureux, des fictions
que je cajole pour me bercer. Il y a des gels-douche qui savent vous
requinquer.
C’est
du café, c’est une clope et il n’y a
rien à tremper. Le café est noir sans sucre
goût métallique. Je suis Dieu à sa
table qui contemple le désert entre les miettes et les
papiers. La nuit n’a apporté aucun conseil.
Je passe des
nuits de vache à l’étable, dans les
vapeurs ronronnantes du fumier et la poussière du foin.
Sommeil brutal, sans rêve, sans désespoir non plus
au petit matin blême. Nous sommes l’hiver qui point
dans ce début d’automne vague où les
feuilles sont encore accrochées aux arbres. La
lumière a même un soupçon de blancheur
estivale, à la faveur d’une inversion des heures :
le matin de l’automne reprend certaines variations qui
palpitent au coeur des après-midi
d’été, ces ruptures fugaces
où les saisons s’interpellent. Même si
souvent c’est peut-être l’inverse. Je ne
suis pas malheureux. Il va falloir y aller. Je vais bien.
On nous annonce
le décès vers dix heures. On me
l’annonce à moi mais cela a valeur de publication,
je suis un de ceux à qui on l’annonce.
Curieuse
tristesse que celle qu’on éprouve pour des
indifférents. C’est une mauvaise nouvelle, je vais
y penser un moment régulièrement, puis ne plus y
penser, puis y repenser tout à coup parce qu’une
coincidence...
Le mari de
Brigitte est mort. Accident de la route. Après un pontage,
opération qui chroniqua
l’été dernier. Ils disent que
ça s’appelle la malchance, ils le disent en ne
disant rien. Brigitte évidemment n’est pas au
travail, elle reviendra, tout le monde se dit, après les
vacances. Qui se profilent.
Elle reviendra et
cela aura à peine moins de sens qu’avant. Puisque
nous y retournons toujours. Quelle que soit la
gravité des cataclysmes qui nous ravagent, nous les
éponges à effacer.
Je porte le mien
quotidiennement sans plus de difficulté qu’un
ouvrier charriant tous les jours des corbeilles de boulons. Moins sale
que lui. Moins malodorant quand je rentre le soir. Quoique.
Les
obsèques ont lieu. J’y suis.
Étonnamment
à l’aise dans ma méconnaissance absolue
du défunt, dans mon peu d’affection quotidienne
pour Brigitte, dans mon peu d’enthousiasme pour le milieu
social de la famille. Du classique, un morceau inconnu, des
témoignages nombreux, des enfants, de
l’entreprise, des francs-maçons. Je me sens juste
d’être là. J’y repenserai
à peine, depuis que l’on ne me colle plus de
baffes.
Des mois plus
tard j’y songerai encore, toujours de la même
manière. Comme si la scène était
prisonnière d’une boucle, qui se relance
à intervalles irréguliers, comme une
espèce de vague qui se soulève occasionnellement,
pour me ramener toujours à l’identique impasse de
ne savoir quoi en penser. De ne savoir pourquoi j’y pense.
L’affaire occupera même une page de mon journal
où je l’écris pour voir ce qui en
dansera sur la feuille, si les phrases m’en diront plus, si
leur ordre saura organiser l’événement
pour lui donner un sens. Pour faire événement.
Je pue.
5
Les
micro-événements émaillent le
quotidien répétitif et lourd. Je les
enchaîne, ils me relient au fil des jours.
Certains projets
s’affermissent. De la nécessité
d’en faire : il ne me reste qu’à
prévoir des voyages pour ne pas m’effrayer du jour
présent. Je partirai à Athènes.
J’y suis déjà allé.
C’est une ville-poubelle splendide. Une lettre
d’écrivain publiée dans un magazine
propose un parcours d’une semaine. Les noms
m’enchantent.
Pour atteindre le
centre depuis l’aéroport, le bus traverse une
ceinture délabrée, route cahotique pour une zone
urbaine, maisons inachevées en matériaux modernes
bon marché, des tiges forgées
s’échappent des toits pour ne pas payer
d’impôts.
Ensuite les gens
sont malpolis, peut-être parce que j’y suis
allé hors-saison. Il ne faut pas dire bonjour dans les
boulangeries, il ne faut pas demander son chemin et, par-dessus tout,
il ne faut jamais attendre l’eau chaude que le type de
l’hôtel vous a promise pour dix heures sous
prétexte qu’il vous a garanti qu’il
rallumerait le chauffe-eau. Cela ne sert à rien. Comme le
reste : à Athènes, vous vous
débrouillez.
On parle du
marché de l’Acropole, qui vend des sacs en cuir
pas cher. Je l’ai raté. En revanche,
j’ai vu des porcs noirs qui tenaient du sanglier, immenses,
pendus par les pattes en enfilades avec des gouttes de sang au bord du
groin dans une odeur de chaleur fétide. Les chalants
zigzaguaient heurtant les badauds entre les colosses suspendus
tête en bas. On ne lésine pas avec la noblesse.
Je cherche depuis
un sac en cuir pas cher par monts et par vaux. Cela m’a
même décidé plusieurs fois à
visiter la brocante du dimanche contre toutes les réticences
que la neurasthénie des choses vétustes peut
m’inspirer. Les cassettes audio
étiquetées à la main, les cassettes
vidéo de films obscènes, pas forvément
pornographiques, les étuis à cigarettes, les
cuillères, les pendentifs, les bagues, les lampes, les
guitares défoncées, jamais aucun sac en cuir pas
cher n’a pu jaillir de ce fourbis morbide gardé
par des gens abattus.
Les
allées gravillonneuses où j’avance
entre les étalages convaincu dès
l’arrivée de n’y avoir rien à
trouver, je m’y englue de souvenirs.
Lieux propices
aux réapparitions. On s’y souvient d’y
être aller en compagnie. On s’y marche dessus, sur
la chair de son passé, on s’y piétine.
Cette vieille chemise de nuit lui plairait beaucoup. Elle
l’achèterait.
Je ne vais plus
aux brocantes.
La voiture
m’emmène au travail. Je retourne en ville.
Où il n’y pas trois hommes sur trois cents mille.
Peut-être
pas un.
6
Il faudrait
improviser une rencontre. Celle d’un ami futur par exemple.
Un homme, de
l’âge qu’on veut, qui aura la
tête qu’on lui suppose et qui se tiendrait
là, sur le chemin, au coin du bar, à la sortie du
cinéma, sur le quai du train qu’on va prendre et
qui fera tout le trajet avec vous. Sans silence gênant.
Rarissime.
Cet homme a
peut-être d’emblée une allure
sympathique, quelque chose qui attire, ce qui peut tout aussi bien
être une sale gueule, une veste bizarre, une posture
grandiose ou bringuebalante, il est adossé à un
pylone, triturant son porte-feuille ou déployant une carte
routière, fixant la rue à une terrasse, la rue
tournant comme une carte postale autour de sa punaise, il est debout
sur un pont ou assis par terre.
Cet homme
n’aura de nom que dans deux heures, si les choses tournent
bien.
Il ne parle pas
de ce qu’on connaît. C’est à
dire de rien qui soit d’une manière ou
d’une autre rattaché à lui. Il parle
donc de choses inconnues où l’on se sent en
terrain éminemment familier. Il est d’une
galanterie très dix-septième. Genre
Petit-Théâtre, place des Reines de Pologne. Ultra
rarissime.
La guerre de
Troie dit celui-ci, le pouvoir de l’alcool reprend un autre,
l’existence des quazars poursuit un troisième, ou
l’agencement d’une ruche. Pourquoi pas, il suffit
parfois d’un rien. D’un cheveu. D’un rien.
Cet homme est
rare, deux ou trois sur trois cents mille.
Car il est un peu
cet inconnu désirable dont on rêvasse,
peut-être pas un.
Au bout de deux
heures, il s’appelle Antoine Picquot. Il est de nulle part,
il va dans la même direction que vous, qui l’avez
pourquoi pas pris en stop. Grossomodo entre Montchanin et Le Creusot,
qu’on peut localiser sur une carte. La seule ligne
ferroviaire au monde où le train a à faire
demi-tour, ma main au feu.
Il se tient
à côté de moi sur son siège.
Dans certains
livres, on l’assassine. Si on pousse un peu
l’histoire, il finit découpé en
morceaux au fond d’un bois et le meurtrier se suicide. Dans
les journaux peut-être, certains serments
m’empêchent d’en dire plus.
Je dois
l’emmener dans un village qu’il
m’indique, nous tournons sur la droite, les chemins se
rétrécissent et nous arrivons dans une cour.
Il me
dévoile sa bibliothèque. Sur des pans entiers,
sur les étagères qui consolident la
pièce se déroulent des myriades de livres
qu’on pourrait lire. Ils ont la tranche en cuir, en carton,
en papier, verts, blancs, bordeaux, ocres ou noirs, les titres ne sont
pas tous français. Il y a dans cette pièce
quelque chose de ces endroits où la statue d’une
femme, un escalier de pierre, un parquet de bois sombre où
s’écrase le soleil en larges plaques luisantes,
où les treilles, où les vitraux, où
l’enfilade des abajours verts suspendus à
mi-hauteur sur de longues tables noires vous donnent cette impression
de réveil absolu, d’évidence limpide et
de temps perdu à ne pas dévorer tous les livres
dont toutes ces choses sont comme les signes avant-coureurs, de cette
littérature rêvée. La pièce
d’Antoine avait quelque chose de ces entrées de
lycées parisiens, de ces bibliothèques
municipales qu’on découvre dans un bled en
flânant, de ces études de monastères
où siège la vraie culture, celle qui prend aux
trippes, celle qui vous happe dans sa tranquille permanence, celle qui
ne vous attend pas, qui siège, indifférente,
immuable, qui vous tolère sans un reproche, se suffisant
à elle-même, qui vous reçoit pour mieux
vous faire sentir que vous repartirez perdre votre temps, que vous ne
sortez de la médiocrité que pour y replonger. La
pièce d’Antoine, peut-être Jacques,
avait le secret de ces lieux qui s’ouvrent comme une
épiphanie, pour votre édification. De ces lieux
où l’on sent qu’il faudrait
s’effondrer sur le sol, s’allonger par terre avec
cette brutalité que peuvent avoir certains chats
à s’écrouler à
même les lattes, comme des sacs trop longtemps
portés. La culture, la vraie, celle qu’on ne peut
galvauder, dure et tendre à la fois, édifice dont
les arêtes abruptes encadrent des entrées
secrètes, ouvrent des sousterrains protecteurs, rassurants,
pleins de joie, pleins de vie. La culture des perspectives infinies, la
culture de l’absence de toute limite, la culture du centre de
la terre et du confin des étoiles, la culture de
l’homme renouant enfin avec lui-même,
s’étonnant de son visage dans la glace, de son
visage enfin découvert, s’en étonnant
et renouant avec lui-même comme s’il venait de
reconnaître un frère. C’est cette
culture-là qu’on pouvait sentir dans la
pièce d’Antoine, ou de Jacques. Ou de Paul.
Il me
déclare de but en blanc qu’il va mourir.
J’ai pris depuis quelques années
l’habitude de ne pas sourciller.
Car il va me
donner sa bibliothèque. Il va me donner sa maison parce
qu’elle contient sa bibliothèque qui
n’est pas déplaçable selon les vues
qu’il en a.
Nous prenons un
copieux dîner où il m’explique
qu’il n’a personne.
C’est-à-dire qu’il n’a
personne à qui donner sa bibliothèque, lui qui va
mourir.
J’accepte
et nous allons nous coucher. Dans la chambre sous le toit où
j’épie les craquements de la ferme dans le froid
du silence, je reconnais certaines chambres de mon passé.
Des chambres froides.
7
Le lendemain, il
m’emmène aux aurores, visiter son pays. Un lavoir,
des sentiers forestiers, un lac entre les buissons givrés
qui le dévorent sur toute sa
périphérie, des gens avec des gueules, rares.
Nous jetons des cailloux dans l’eau, il ne fait pas assez
froid pour casser de la glace.
Je rentre dans
l’après-midi, gros de ma bibliothèque,
à laquelle, évidemment, il ne faut pas
prêter attention.
Cela me suffira
néanmoins, nous avons beaucoup bu et nous avons tellement
bien fait semblant d’y croire que tout a fini par
être, par exister tellement nous étions
à l’unisson complices dans notre mensonge
prosodique. Protase et Apodose, les deux mouvements du Verbe.
Il employait des
mots, n’importe comment. L’abstrait y prenait une
sève de carnaval. L’idée devenait
table, ses mains semblaient blottir des idées.
N’importe comment parlait-il que ses phrases s’en
chevauchaient comme le premier homme parvenu à
dédoubler la ligne du langage pour que les paroles
s’y superposent. Il y avait du viaduc dans ce qu’il
disait, celui de je ne sais plus quel coin du Sud qui est fendu entre
les deux double-voies pour aspirer le vide au coeur de la
vallée. Cet homme fut l’espace de notre
soirée le vertige incarné et s’il me
cédait sa bibliothèque c’est
qu’elle n’existe pas plus que lui, pas plus que
nous ce soir-là pétris mutuellement dans les
vapeurs de nos mots jumelés, pas plus que ce nous qui nous
abandonne pour rendre deux moi comme la mer sait vomir des
moitiés de créatures, ces monstres de moi
impuissants. Comme elle savait le faire, en tout cas. Cet abandon qui
n’existe pas plus que moi. Pas plus que tout. Ou rien.
Peut-être pas un.
Paul avait
beaucoup lu on s’en doute. À commencer par des
manuels de radio-électricité. C’est par
le livre qu’il avait conquis un métier
exercé maintenant pendant trente ans, et qu’il
l’avait conquis de haute lutte.
Un bon milliard
de postes radio à transistors avaient dû passer
entre ses pattes, venus de toute la contrée. La
révolution électronique l’avait rendu
aux autres livres, ceux qu’ils avaient d’abord
timidement puis avec frénésie
découverts après qu’il eut compris ce
qu’est une page écrite. La vocation radiophonique
muée en vocation littéraire.
C’est
la figure du Professeur qui le mieux lui convient. Le professeur qui
apprend sans relâche, l’arpenteur,
l’archéologue, le fossoyeur des hommes.
Niché au fond de sa brousse dont il ne sortait jamais
qu’à pieds, Antoine drainait à
l’insu du monde tous les courants électriques qui
traversent la vie. Tout n’était pour lui
qu’une histoire de fils conducteurs qu’il
s’agissait de savoir brancher. Le reste,
évidemment, n’était que
vanité, ou bouillie pour les chats, selon ses propres termes.
8
Chez moi, sa
bibliothèque fait plutôt bel effet. Il
m’a fallu bien du courage pour lui aménager une
place. Moi qui n’ai jamais possédé le
moindre livre, me voilà comblé de joyaux. Moi qui
n’ai jamais su aménager la moindre place.
Je
m’imagine souvent des émissions
télévisées ou radiophoniques.
J’y
suis invité, je participe au débat, on
m’encense d’une manière ou
d’une autre, à travers même le
mépris qu’on m’adresse. Dont je me
nimbe. J’y développe mes grandes visions, ou
j’y occupe de longs silences réprobateurs. Je suis
l’adulé, le centre, le gouffre, le
nombril-amphithéâtre.
Ce matin,
ça disait qu’Antoine s’était
immolé par le feu au milieu de ses livres. Il
s’est vétu d’une toge, il a
avalé, selon la mode crétoise, trois
œufs frais jetés dans du jus de citron. Il
s’est rasé de près devant la glace. Est
allé marcher nu-pieds dans la neige autour de sa grange puis
est rentré s’est enduit d’une huile
spéciale qu’il a ensuite enflammée. Les
livres ont brûlé avec lui, d’une
certaine manière ils sont partis ensemble, comme les rois
Vickings sur leur navire incendié. Avec toute leur richesse.
Antoine a donc
traversé le Styx avec un charriot de livres. Charron
n’a pas été facile à
convaincre. Un exemplaire de la L’Âne
d’Or , cédé la mort dans
l’âme, finit par vaincre ses dernières
réticences.
Toute la
journée, la mienne, s’est alors
déroulée dans une incessante et vertigineuse
danse de mots qu’Antoine se mettait sur la tête en
bonnet d’âne, enfilaient comme des bagues,
s’enroulait en écharpe avant de les
piétiner ou de se les fourrer dans le cul. À la
fin, toute la pièce était dans le
désordre le plus complet.
J’ai
repensé à mes études, à mes
camarades de fac, à ceux du lycée, à
ceux du collège, à ceux des bottes de foin et des
batailles de merdre de vache qu’on se tartinait du bout
d’un bâton. Je sens que quelque chose
s’écoule qui m’amène
à être un autre qui serait enfin
moi-même. Cela me convient plutôt. Je ne suis pas
malheureux.
9
Je ne suis pas
allé au travail aujourd’hui.
J’aime
bien la peur qui m’habite au moment d’appeler la
secrétaire pour lui parler de douleurs ophtalmiques avec la
voix cassée. Je me demande ce qui s’y passe, sans
aucun écœurement, je ne me sens même pas
en fraude. J’entremêle cinq scenarii
différents, ma voiture est tombée en panne alors
que je me rendais chez le docteur, n’ayant pu choisir lequel
était le plus convaincant. N’ayant jamais rien su
choisir. N’ayant jamais rien choisi.
Cela fait trois
semaines que je n’y suis pas allé, pour
être sincère.
Hier
j’ai rendu visite au mari de Brigitte, sans elle, au
cimetière qui était plutôt
fréquenté. On m’a rendu des saluts et
je n’ai absolument pas été
tenté de communiquer mes inquiétudes, tout
s’est passé le mieux du monde. Il faudra remettre
ça. Je vais bien je ne suis pas malheureux.
Brigitte est
passé prendre le café, elle a parcouru tous les
kilomètres qui me séparent de la ville et
m’a chaleureusement remercié
d’être aller fleurir la tombe de son mari. Ce sont
des fleurs des champs qui ne poussent que par chez moi et que je
connais depuis l’enfance, j’en ramenais
à ma mère, qui les mettait dans un vase.
C’était bien. Elle faisait des tartes avec les
mûres. Que je n’ai jamais aimées, leur
trouvant un goût bizarre et peu intéressant. Des
grains, des poils, une chair trop ferme, peu de jus, rien
d’un fruit savoureux. Rien d’un fruit en fait. Rien
du tout, même pas un noyau. Comme les femmes de la
modernité.
Je sens que des
choses se passent et cela m’émerveille. Antoine
était tout de même un bon ami, j’arrive
à comprendre son geste. Le panache de cet homme.
Mais la visite de
Brigitte m’a été pénible, je
n’aime pas être remercié.
Il faudra que je
le lui dise.
Avec Berno, les
choses sont plus simples : on badine.
Elle me
guérit en quelque sorte de toutes ces giffles
qu’on m’a données sans que
j’en comprenne précisément la raison.
Pourquoi les femmes vous frappent-elles? Moi, j’ai
pensé longtemps que nous ne nous devions strictement rien,
vu que l’on ne ratait pas grand-chose.
Quelle est la
différence entre une femme et une fille? Qu’est-ce
qui fait qu’on emploie un mot plutôt que
l’autre? Les femmes veulent des enfants, dit-on, moi je
n’ai jamais pensé que je pourrais en vouloir un
jour. Cela me semble vraiment être une affaire de femme dont
s’occupent toutes les filles.
Il a bien fallu
que je me décide : le dernier billet en promotion venait de
me filer sous les doigts. Il fallait s’y faire, je ne
pourrais plus partir. Non pas qu’il me manque de
l’argent mais, enfin, ce n’est plus une promotion.
Et il me manque de l’argent.
La
décision de ne pas partir m’a
énormément coûté sans que je
puisse dire qu’il y ait là la moindre
résignation. Je sais m’adapter. Les livres de Paul
m’ont bien aidé.
C’est
comme si je n’avais jamais lu, comme si je n’avais
jamais possédé de livres et que ma
bibliothèque n’eût jamais
été là, qu’elle venait
d’apparaître au milieu de la cuisine. Mais je
l’avais senti, au préalable je lui avais
aménagé une place, beaucoup de place, au cas
où il y aurait beaucoup de livres. Ce qui fut le cas.
Je ne
présume pas de la réussite de
l’entreprise : peut-être demain ne lirai-je plus,
et même peut-être demain ne lirai-je plus pour ne
plus lire jamais.
Sans
possibilité de retour.
De revenir en
arrière.
Sur ma
décision.
On ne revient
jamais sur aucune décision, cela est parfaitement
impossible. Il faut se résoudre. C’est absurde.
Il faut se
résoudre à faire le grand saut. À
faire ce pas qui vous sépare de la non-lecture. Cette
espèce de désert blanc, sans ligne, sans mot,
sans caractère, sans aucune noirceur pour relever la
lumière.
Je suis
allé ce matin cueillir l’une de ces fleurs rares
qui ne poussent que vers chez moi.
J’étais
décidé à en trouver une pour la mettre
à faner et à applatir entre les pages. Comme un
souvenir qui servirait de marque-page. À l’endroit
où ma lecture fut définitivement interrompue. Et
pour toujours.
Cette fleur est
verte. C’est une fleur verte comme on n’en vit
jamais de si verte. Les pétales se confondent avec les
feuilles, et même avec la tige, non-épineuse. Ou
plutôt, les couleurs en sont inversées entre les
pétales, la tige et les feuilles, qui sont violette et
bleues respectivement. Sa corolle en est délicatement
spiralée, à la manière de
l’escalier de Léonard, de marbre blanc. Monter par
degré, s’élever vers le sommet par deux
chemins simultanés, parallèles,
complémentaires : j’attends ce genre de prouesse
de mon petit bouquet. Penché sur le sol, je songe aux
étoiles, dans la lumière du jour rasant je me
promène dans la nuit achevée. Mes pieds
s’enfoncent dans la boue, dans l’éponge
du sol.
Je me demande si
ce type de fleurs convient pour un enterrement. J’en ai
envoyé toute une couronne, tissée de longues
heures par mes soins dans ma grange comme si mes mains avaient
entrelacé des pensées, pour le cercueil du mari
de Berno. Et pour Antoine.
Elle aurait pu
venir me remercier. Peut-être a-t-elle senti que je
n’aimais pas ça.
10
Je suis
allé à la ville, comme faisaient et disaient nos
grand-parents.
Cela
n’a pas beaucoup changé.
J’ai
aperçus des gens, qui font leurs courses ou qui
baguenaudent. Ils étaient très difficiles
à voir. C’est certainement moi qui les confond :
j’ai appris à me mettre en garde.
Savoir
être sur la défensive. Tout un entrainement. Dans
le temps nous nous levions aux aurores pour apprendre le grec. Cela a
toujours été associé en moi
à l’idée d’un passage au jet
d’eau froide avant la leçon, sur des dalles
foncées, rugueuses, glaçant la plante qui
s’y plaque comme au bord d’un précipice,
orteils recourbés faisant du pied une serre, ongles sur
pierre.
Passant chaque
matin au pied d’une statue de femme.
Au bord de la
piscine, je pensais de longues secondes avant de plonger à
toutes ces secondes que j’allais passer en l’air
avant que mon corps pénètre dans l’eau
du bassin, avant le premier contact d’une infime partie de
mon corps avec l’eau froide. Parfois je la testais du doigt,
parfois non, cela ne donnait pas tout à fait la
même expérience mais j’ai
tâté des deux.
Les
émissions radiophoniques sont maintenant en grecs attique et
ionien. Je n’ai malheureusement jamais appris ces langues, ce
dont je tiens grande rigueur à mon époque.
Athènes.
La Première République. La République
I. L’inauguration, l’Agora, l’alpha de la
parole vivante, les idées solidifiées dans
l’air comme des projectiles. Le geste du javelot. La cible.
La flèche à ramasser, à relancer plus
loin. L’esprit et le corps, le corps de l’esprit,
l’infini. Les hommes et leurs femmes, les femmes et leurs
hommes, les femmes. Tous nus au Gymnase. Tous leur corps
dévoués à l’esprit. Ce corps
de femme qui m’emmena à Athènes. On y
accède comme en pays du Tiers-Monde. Le ceinture
sub-urbaine, la périphérie
délabrée, la route cahotique et les soubre-sauts
du bus. À l’hôtel on nous promet
l’eau chaude, c’est le premier habitant qui parle
français. Il fait nuit, il fait froid, nous sommes au
cœur de la cité-poubelle. Sur les chemins
d’un village des oranges sans commune proportion nous
éclatent dans les mains, un jus épais, orange lui
aussi, acide, s’écoule. On nous interpelle pour
boire, pour manger. On boit en buvant. La campagne n’a rien
à voir avec la ville. Un train nous emmène, nous
ramène, nous lance comme des flèches au ralenti
dans toutes les directions de la carte. Surplombe des barages, des
gouffres qui aspirent la vallée, suspendu à un
fil.
J’ai
ramené de là-bas un sac en cuir. Que
j’ai payé le prix fort. Je ne mangerai plus que
des céréales dans de l’eau
jusqu’à la fin du séjour.
J’apprends à ne pas manger grand-chose,
à ne plus manger par divertissement. J’apprends
à me promener la faim au ventre, à rouler des
cigarettes en plein vent, à prendre soin d’une
femme en plein vent. Je suis un Spartiate. Fatalement vain.
À
l’époque, au début, quand
j’allais dans les cimetières, voir des maris, des
inconnus, j’allais aussi au théâtre.
Pour la première fois, j’ai passé deux
heures au pied d’une œuvre d’art devant
la scène presque dessous sans une seule fois penser
à l’autre, la dernière, la
toute-première, l’inaugurale et
l’ultime.
Ça qui
fait que j’en suis si sûr : je n’arrive
pas à recréer l’instant où
je pense à elle dans la salle depuis mon lit au pied de la
scène presque dessous qui retrouve son empreinte en moi. Pas
de trou : pas de pièce manquante. Puzzle achevé :
plus de puzzle. Ce qu’il aurait dû faire avec un
soulagement d’évidence. Pas
d’évidence : ça qui fait que
j’en suis si sûr.
C’était
une grande œuvre, une œuvre si grande
qu’elle jette une ombre. Fatalement vaine.
11
Enveloppé
dans ma toge, j’arpente les chemins forestiers.
J’apprends à reconnaître les lieux. Dans
le cimetière nocturne je me fais l’effet
d’une statue vivante qui avance entre les tombes.
De la mousse a
poussé entre les dalles. J’arrache un bouquet de
lichen qui semble vouloir patiemment écarter les pierres de
la tombe. De curieuses fleurs, étonnament vertes, ont
fané dans le vase en gardant leur couleur. Je les
piétine.
Un souvenir
d’Agamemnon me tient au ventre. Me tient debout.
Où
sont mes cadavres?
Où est
ma guerre?
Où est
l’histoire?
J’apprends
à faire disparaître. J’apprends
à quitter. J’apprends à regarder cet
être qu’on abandonne, à le
reconnaître dans la glace. Cet être qu’on
ne giffle plus.
J’apprends
qu’à chaque jour suffit sa peine.
Que chaque jour
est le dernier.
J’apprends
qu’il y a un temps pour tout.
À la
mesure de ce que j’apprends se dévoile
l’ampleur du temps perdu à ne rien apprendre. Ces
chemins inutiles qui ne menèrent à aucune
bibliothèque municipale.
À
aucun lycée parisien.
La
vérité, c’est qu’on nous a
pas appris grand-chose. On nous a surtout pas appris comment faire.
Pour surmonter le sommeil léthal qu’en fait on
m’a appris.
Je pousse parfois
jusqu’au lac pour m’en re-souvenir. Les
buissons sont pétrifiés de givre dans
une ambiance gothique. On les imagine facilement casser entre vos
doigts en vous blessant.
L’huile
coule sur mes membres, elle plaque le drap sur mon corps dont elle
retient la chaleur. Le lac est d’une splendeur finale.
J’y
retournerai plus souvent.
Parce
qu’on peut y casser la glace.
Avec des pierres.
©
par Studio
d'Azy