Midi
1
A la campagne
on
est refoulé hors du monde un peu comme sur une île
déserte. Tout est
loin au-delà des collines et des champs, de toutes les
lignes
d’horizon. Hors de portée. Le temps bourdonne
comme une mouche
emprisonnée dans un verre et le ciel est comme une cloche.
Un jour
comme ça, d’une sorte de réclusion
bizarre, pas cafardeuse, patiente,
la tête de Léon, rouge à
éclater, traverse la porte en beuglant :
-
René s’est pris dans le motoculteur, il va crever!
Le gros gars
vacille, se prend le cœur avec son poing comme s’il
froissait une boule
de papier, et de l’autre bras il se raccroche au montant de
la porte.
Il faut que t’ailles voir! Va le rassurer... On
l’assoit. On le laisse
là, on court. Ça s’est passé
chez un voisin, tout en haut du village,
juste avant les bois.
Cliquez sur les livres pour lire la suite
|
Le lac gelé
1
Sur une ville
de, mettons trois cents mille habitants, combien en y
a-t-il de sauvables?
A ma connaissance peut-être une dizaine, peut-être
deux ou trois, une poignée en tout cas. Peut-être
pas un.
Des types qui cherchent encore un peu quelque chose, des types que
ça éberlue de se voir dans cet état
là.
Des types un peu inquiets.
Au sens fort.
Contrairement aux apparences l’inquiétude est
devenue monnaie très rare. Je distribue la mienne avec
parcimonie, sur des critères très
sélectifs. Parfois même il m’arrive de
me tromper, je la délivre, elle se répand mais on
ne me rend rien. Pire: on l’exploite. On
s’étonne, on s’amuse, on
m’accuse de me poser trop de questions. Les gens sont curieux.
Très peu curieux en fait. Ils se laissent aller, pourrait-on
dire. Si l’on sentait émaner d’eux au
moins une espèce d’abandon, un frein qui a
cédé, une pente vers la résignation
comme un glissement des eaux, un filet, un suintement après
qu’une mince pellicule se serait
déchirée, un écoulement
d’indifférence, après qu’une
poche aurait cédé, un abcès
percé, un peu de jeu. Rien de cela : ils se laissent porter
comme par nature. Comme si le monde avait toujours
été ainsi. Comme s’ils avaient toujours
dû étre ainsi, tels quels, en
l’état.
Ça qui fait que j’en suis si sûr :
personne n’élève la voix quand je le
dis. Rien de cacher sous les voix qui ne se lèvent pas. Une
seule voix existe : ça qui fait que j’en suis si
sûr.
Quelques types, donc, pas un peut-être. Qui
s’agitent, se secouent des limbes du sommeil
léthal qui envahit tout. Qui nous trafique de
l’intérieur et nous fait croire qu’il
n’y a rien d’autre que
l’immédiat, le visible,
l’incontournable. La question ne se pose même plus.
Il ne s’agit même plus de s’y faire, nous
y sommes rompus dès la naissance.
C’est notre héritage,
légué depuis nulle part et par personne.
L’absolu d’une réalité qui
tire sa puissance de n’avoir jamais été
fondée sur rien. Le dieu vivant de l’immanence
minimale, le dieu des rapports, des équivalences, le dieu du
plan.
cliquez sur les livres pour lire la suite |