Midi
1
A la campagne on est refoulé hors du monde un peu comme sur
une île déserte. Tout est loin au-delà
des collines et des champs, de toutes les lignes d’horizon.
Hors de portée. Le temps bourdonne comme une mouche
emprisonnée dans un verre et le ciel est comme une cloche.
Un jour comme ça, d’une sorte de
réclusion bizarre, pas cafardeuse, patiente, la
tête de Léon, rouge à
éclater, traverse la porte en beuglant :
- René s’est pris dans le motoculteur, il va
crever! Le gros gars vacille, se prend le cœur avec son poing
comme s’il froissait une boule de papier, et de
l’autre bras il se raccroche au montant de la porte. Il faut
que t’ailles voir! Va le rassurer... On l’assoit.
On le laisse là, on court. Ça s’est
passé chez un voisin, tout en haut du village, juste avant
les bois.
2
Un four. Cuisant du matin. La chaleur brûle les
paupières à l’instant où on
sort. Alentour, en demi-cercle, la forêt ressemble
à une forêt vierge, animale, suintante, qui
fermenterait sous la canicule. Les masses de verdure donnent
l’impression de glisser vers soi, au fond de la cuvette. On
sent bien que tous les mouvements qu’on peut faire,
même si l’on court, resteront prisonniers de cet
entonnoir où le village s’enfonce.
La côte grimpe en direction du bois. Plusieurs personnes
commentent l’événement à la
patte d’oie, près de l’endroit
où le ruisseau, qui a dévalé toute la
pente, resurgit. Ils ont tous l’air grave, ce sont
des femmes pour la plupart, cinq ou six, qui se tiennent les bras
croisés à regarder ceux qui courent vers le drame.
- On a appelé Rochefort, il arrive!... entend-on au passage.
Léon est resté à la maison, assis sur
une chaise. Il souffle comme un bœuf. Il a bu un peu, il
avalait en s’étouffant. Il doit être en
train de se frotter les mains comme s’il tenait encore son
chiffon plein de cambouis. Maintenant, c’est à
l’autre bout du village que ça se passe.
3
Depuis toujours, cette côte est lente à gravir,
peut-être encore plus si l’on court. Elle ressemble
à ses côtes qu’on grimpe dans les
rêves, avec toute son énergie, les pieds
enfoncés dans une mélasse, d’un poids
inconcevable, au bord du point de rupture, qu’on
n’arrive pas à atteindre. A vélo, il
faut forcer tout debout sur les pédales, comme si elles
s’enfonçaient dans de l’argile
très épaisse. Les graviers vous font
déraper. Il n’y a guère
qu’une espèce de frénésie
pour la terrasser. Courir sans réfléchir
à la douleur, inspirer et recracher la chaleur comme si vous
étiez les tuyaux d’une chaudière.
Tous les étés se rejoignent dans cette
étroite coulée d’où
l’air semble banni. Il y a des parasols dans les jardins, des
voitures étrangères devant les maisons, mais
l’ensemble est désert. Ce dimanche là,
on n’entend pas une tondeuse vrombir dans la cuvette. Jean
est sur la pas de sa porte, il se met lui aussi en route.
- Ah bon dieu... c’est pas vrai... Tout sec,
dégingandé, il a l’air de souffrir
terriblement. Il se sent vieux lui aussi. Il est là depuis
toujours et chaque habitant qui menace de disparaître lui
retire un peu plus du monde auquel il cessera bientôt
d’appartenir. Il court en arrière, comme une
vieille machine.
4
On arrivait à la maison. Le lavoir à droite. Les
conneries de l’enfance, le tremplin, les vélocross
qui plongeaient dans l’eau verdâtre.
Des gens encore devant la vieille bicoque en ciment. La rambarde verte,
en métal, qui surplombe une dalle
bétonnée, creusée un mètre
sous le chemin.
René s’était
déchiré une jambe en passant la motoculteur
derrière chez Raymond, son compagnon d’armes, elle
était encore coincée dans
l’hélice. On traverse la cuisine qui sent le
renfermé, de vieilles odeurs, l’oignon. Sur la
table le verre incrusté de calcaire, avec encore un peu de
vin au fond. Un autre verre en face, plus propre. La pièce
est sombre, assez fraîche, et de
l’entrée n’arrive encore aucune
lumière, elle passe toute par l’autre porte, qui
donne sur le jardin. Elle est douce, tamisée, et se pose par
endroit sur les choses comme une caresse joyeuse.
Le paisible tableau ne dure qu’un faible instant, le plomb
attend derrière l’autre porte, aveuglant
à tel point qu’on ne voit d’abord rien
du jardin qu’un bassin de lumière blanche
où apparaît enfin un petit attroupement.
5
Il est étendu, plus que silencieux, muet, le visage
ravagé par une douleur de bête au pied
d’un petit cercle d’hommes dont certains
s’agenouillent près du blessé. On lui
adresse des paroles rassurantes, mais son regard est fixé
sur la maison et semble en traverser les murs. Parmi les autres,
Raymond semble décomposé, il marmonne des choses
à part lui. On dirait qu’il s’excuse en
lui-même.
René a sans doute cessé de hurler. On imagine mal
comment il n’aurait pas hurlé. Le mot
“hélice” pénètre
dans les chairs. L’homme en est sorti muet, abruti par la
déchirure qu’il ne semble plus sentir que comme
une fracture des profondeurs, un foyer de douleur si intense
qu’il se consume lui-même et
n’émet plus d’ondes à la
surface. On s’approche pour voir la jambe.
Il est effrayant de voir à quel point l’indicible
qu’on a redouté peut tout à coup
s’afficher avec l’allure d’un
événement ordinaire. Rien d’impossible
à ce qu’une chair, de la peau, des os, un corps
humain tout entier se retrouvent entrelacés à des
pièces de métal qui le traversent,
s’enfouissent en lui, ressortent de l’autre
côté ou plus loin, comme si elles en
épousaient le squelette.
On se dit que l’horreur est là, dans la
simplicité de cet assemblage qu’on
reconnaît maintenant comme tout à fait possible.
6
La jambe ne saigne pas vraiment. Elle a dû le faire au
début. De larges plaques brunes sèchent en
cartonnant le bleu qu’il avait mis pour jardiner. Du pied
à la mi-cuisse, tout l’organe est
digéré par la machine qui s’est comme
arrêtée là dans son travail
d’engloutissement, vaincue elle aussi. Jambe et
hélices sont enfoncées dans la terre, Raymond a
l’air d’être enterré
jusqu’au genou de manière
incompréhensible. Et voilà qu’il
n’est plus rien que cette malheureuse situation, tellement
assommé que son regard ne pose aucune question.
Il souffle pesamment, avec lenteur, patiemment, comme une
bête prise après une longue traque. Les mains
à plat sur le sol, il se tient sur les coudes. Si
l’on oublie l’autre moitié de son corps,
on peut le prendre pour un homme qui médite sur
l’océan, allongé dans le sable, sous un
curieux masque de cire.
7
Il détourne la tête vers les autres hommes qui
viennent d’arriver. Tout se passe comme si les premiers leur
laissaient la place, comme s’ils avaient monté la
garde jusqu’ici et qu’ils passaient le relais aux
nouveaux arrivants. Ils se reculent un peu et restent à
proximité de ce qui va se dire, pour mieux comprendre ce qui
arrive, ce qu’il faut faire, pour voir si les autres
s’en sortent mieux qu’eux.
Le souffle lourd de René, la sueur
séchée dans sa barbe anarchique.
- Pas de panique, Rochefort arrive... T’as mal?...
- Faut surtout pas y toucher, essaie pas de te dégager.
- Reste calme, tu veux boire de la flotte?
Raymond reste intouchable, on n’ose même pas lui
mettre la main sur l’épaule. On voit clairement le
moindre effleurement lui rentrer dans tout le corps des lame de
métal. Chacun doit s’efforcer
d’imaginer, à partir de son propre corps, mais on
n’arrive pas à aller bien loin dans cette
simulation.
- Les caillasses... Il s’adresse à un jeune-homme
en particulier, qu’il regarde de temps en temps avec des
mélanges de sentiments forts et faibles. De la plainte, avec
des accents bravaches sous les sanglots d’enfant. Et les
syllabes déformées, chuintantes, avec de brusques
inflexions dans les aigus, comme ces grands-pères qui
pleurent.
- Vous êtes tombé sans doute sur un
crâne de romain. Et les voilà partis à
rire, sauf que René se met à hurler et que
l’autre s’en veut terriblement, mais il reste fier
au fond.
- Ah nan de dieu, c’te fois-là je crois bien
qu’on va y laisser des bouts, hein man Jean... Ça
a été dit dans un souffle rapide,
arraché à la douleur, dans une grimace qui
reprend le dessus et le force à se taire.
Jean était resté debout, il se frottait les mains
dans un grand désarroi d’impuissance.
Ça devait lui sembler terrible à ce
moment-là de perdre une jambe. Il s’est alors
agenouillé près de René, son grand
corps sec a craqué, il sentait la sueur et la
poussière de vivre tout le temps au milieu de ses vieux
postes de télé hors service. Ses pieds
gercés jusqu’à la boursouflure
dépassaient des sandales en caoutchouc. Il posa sa main sur
l’épaule du malheureux.
8
René n’était pas un gaillard
à se laisser facilement abattre. Tout le monde se souvint
certainement ce matin là, et d’autres devaient en
parler plus loin, du jour où il avait attrapé une
ligne électrique avec le bras de sa pelleteuse. Toute la
tension était descendue dans l’engin et lui avait
ensuite traversé le corps. Il s’était
trouvé projeté du siège, quasiment en
flammes racontait-il et on l’avait ramassé
inconscient, tout fumant, dans un fossé. Mais il
était revenu à lui, et de retour de
l’hôpital, il montrait fréquemment la
ligne bleue qui lui striait le corps, le long de chaque bras et de
chaque jambe, jusqu’au cou. Le courant était sorti
aussi simplement qu’il était entré et
René en rigolait.
9
D’ailleurs il y avait de la timidité dans la
manière dont il recevait maintenant les hommes
attroupés autour de lui. Personne ne lui parlait mais dans
son esprit, on faisait trop de cas de son sort, et il invitait
déjà le monde à rentrer chez lui,
qu’il resterait bien avec le Jean
jusqu’à l’arrivée de
Rochefort. Il disait ça avec les yeux, des
ébauches de gestes. Il souriait même, cherchant
à lancer des plaisanteries aux autres à travers
ses regards comme pour reporter l’attention sur eux. Pour
lui, gars simple, qui avait fait sa vie de divers métiers et
ne sortait maintenant plus du village que pour aller voir sa fille dans
la banlieue parisienne, les hommes qui le secouraient
étaient sans vrai mépris de sa part des
bourgeois, avec qui il ne partageait rien d’habitude.
La situation avait pris à ses yeux une allure normale, il
était blessé, le docteur arrivait qui le
remettrait sur pied, ou pas, on verrait bien. Il n’y avait
plus grand chose à en dire. Un fermier avec qui il
s’entendait, qui lui donnait du foin pour ses bêtes
et des bouteilles de goutte en pour du pensage qu’il aidait
à faire l’hiver le rabroua gentiment.
- Allez mon bouc, t’en as vu d’autres.
T’inquiète, Rochefort, c’est un bon, pis
t’es solide.
- Oh oui, Paul. Putain de caillasse... Gaston... Il
n’arrivait pas à parler plus longtemps.
- Il est descendu chercher le gamin. Il est resté
en bas. Mais Alban est là.
- Les canards?... Il en avait donné deux, puis des lapins,
mais les canards s’étaient envolés,
contre toute attente vu le poids qu’ils avaient pris en trois
semaines. C’était sorti dans un
héroïque mouvement de
générosité, avec un sourire
arraché à la douleur. Mais René
était d’un type si particulier, il interdisait si
bien qu’on s’apitoie simplement sur son sort,
qu’il n’était pas difficile de lui
répondre et qu’on lui parla un peu des canards et
des lapins.
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Le trouble de la plupart des gens qui s’étaient
déplacés venait du fait qu’au
quotidien, René, qu’on appelait le bouc
à cause de sa barbe, se résumait aux petits
boulots qu’il faisait à droite à
gauche, aux coups de mains qu’il donnait et à
l’existence marginale qu’il menait avec sa femme,
tous deux considérés comme des alcooliques, dans
une maison au bord des bois où ils élevaient une
formidable horde de canards, d’oies et de poules naines. Ils
ramassaient du bois mort le long des routes, récoltaient, un
peu trop souvent et un peu trop vite, les noix du
propriétaire qui n’avait pas eu le temps
d’en manger une seule, et s’il n’y avait
plus dans les bois aucune trompette de la mort, c’est que la
mère bouc avait déjà tout
ratissé. René n’avait donc, et encore
moins son épouse qu’on jugeait facilement
méchante et fourbe, aucune réalité
véritablement individuelle. Le couple pouvait alimenter les
discussions, les plaisanteries et les rancoeurs mais certainement pas
l’attendrissement ni aucun type d’investissement
personnel. On ne les aurait bien sûr invités nulle
part, pour voir la mère bouc ivre morte pisser debout sur
les tables en pleine noce par exemple. Ils avaient choisi cette vie,
où alors il était nécessaire que
certaines de ces vies moyenâgeuses aient encore lieu pour
conforter la marche du monde vers le progrès. La femme
était morte, et René vivait dans les parages de
son frère, resté célibataire et
qu’il chaperonnait encore un peu. C’est
sur cette nouvelle paire que le statut de miséreux du
village s’était reporté. De
là cette gêne qu’au pied de
René sanguinolent certains des gros hommes de la
région cherchaient à dissimuler sous un
silence grave et viril.
11
C’est là que Rochefort est arrivé,
quand on parlait des canards. Y en a bien eu un ou deux pour lui
glisser un regard de connivence
pénétrée au passage. Mais le gros
toubib a foncé tout droit vers le blessé, rapide
mais sans urgence, comme savent faire les docteurs.
A la campagne, ils sont un peu spécialisés dans
ce genre d’accident. Les bides encornés, les pieds
défoncés par les machines ou le sabot
d’une bête, tailladés par une
tronçonneuse qui a traversé soulier et chaussette
jusqu’à l’os, les épaules
déboîtées après une chute de
grange, et cætera. Si ça ne saigne pas et si le
type peut encore marcher, on l’appelle parfois deux semaines
plus tard, quand ça passe vraiment pas.
- C’est arrivé quand?
- Y a ben une heure, Raymond a répondu, refaisant apparition
avec des allures de vieilles mères aux abois.
- Vous lui avez donné à boire?
- Oui, de la flotte, mais ça passait pas...
- Parce qu’il a bu autre chose?
- Ben... que’ques canons avant de s’y mettre,
à la cuisine...
- Merde!
Comme personne ne disait rien, et que Raymond se décomposait
en regardant tout le monde, il a précisé :
- Ça liquéfie le sang... enfin, ça a
l’air de s’être
arrêté.
Il était penché sur le corps, comme les autres
avant lui, qui s’étaient redressés.
Agenouillé, il n’avait pas encore
touché à la jambe. Il lui a injecté de
la morphine, sans le dire, en pleine cuisse.
12
Un constat tout bête s’imposa bien vite : toubib ou
pas, on n’est pas magicien et pas question de
démêler la jambe de l’hélice
dans un fourbis pareil de broussailles et de caillasse
poussiéreuse. Ça tout le monde l’avait
déjà compris, même si on
espérait secrètement, à
moitié pour l’homme, à
moitié pour jouir des triomphes de la science, que le
docteur accomplirait un miracle de ce genre.
Les hommes étaient là maintenant depuis un moment
et il y a fort à parier qu’après une
bonne incubation de l’hélice dans les chairs de
tout le monde, chacun imaginait la libération
inespérée des muscles sous l’effet
d’une espèce de magie qui aurait patiemment
séparé la jambe de la machine,
jusqu’à la rendre prête, sanguinolente
et béante, à recevoir les soins, comme un fruit
libéré de sa conque.
On alla chercher la meuleuse.
13
Là on attaque le domaine du difficilement concevable.
Couper les pales sans couper la jambe.
Sans brûler le bonhomme non plus.
Alors on l’avait emmailloté comme on avait pu avec
un drap mouillé, qu’on avait noué
à l’endroit où la jambe disparaissait
dans l’hélice. Il s’agissait de
sectionner l’essieu à l’embranchement de
la fraise, juste là où elle
s’emboîte, seul endroit accessible. La marge
était mince et l’opération allait
dégager un sacré feu d’artifice.
René ressemblait à une momie, ou à un
nourrisson.
Plusieurs hommes se sont d’abord quasiment
interposés pour remplacer Raymond, qui inquiétait
manifestement. Mais il avait l’air si peu
décidé à lâcher
l’engin qu’on le laissa faire,
gêné, certains presque honteux, en regagnant leur
rang.
René s’est aplati, avec ce qui lui restait de
mobile, contre le sol, la tête enfouie dans la terre et les
bras bien écartés devant lui. On ne lui a rien
entendu dire, et on s’est tous écarté.
Raymond a mené l’intervention avec une maestria
digne des plus grands neurologues.
14
L’ambulance s’était garée
devant la maison, et c’est là qu’on a
remarqué les deux brancardiers costauds qui avaient
dû apparaître un peu après Rochefort.
Glisser René sur la civière s’est
avéré très délicat. Il a
fallu déplacer le tout en même temps, le corps et
l’hélice. Elle pouvait encore arraché
les chairs ou carrément emporter la jambe si on ne la
soulevait pas exactement en même temps que le reste. Raymond
et Jean ont aidé les brancardiers, comme s’ils
manipulaient des porcelaines de Chine. Le toubib lui maintenait le
corps en arrière pendant qu’il hurlait en serrant
des dents. Le tout fut enfin installé sur le brancard.
René avait les yeux fermés, son visage en sueur
incliné sur le côté. Puis il a disparu
dans le véhicule.
15
- Intuable, je te dis!
- Oh... là... il a quand même
dérouillé...
- Il est solide comme un roc, l’animal. Dans une semaine il
court au cul des vaches!
- Beh oui, te t’souviens t’y pas de la
décharge? Du 40 000 volts qu’il a pris dans le
corps! Un mois après il se rinçait la bouche
à l’eau de vie, ça tombait encore des
peaux mortes... il les crachaient, toutes noires...
- Mon cousin, ça y est arrivé la même
quasiment, dans une broyeuse... Il marche avec une canne... il est pas
ben dru! Invalide... une pension à vie...
- Mais le bouc c’est autre chose, t’vas voir!
- Si y picolait un peu moins aussi... il devait être encore
saoul quand ça y est arrivé.
- Oh ben tu penses, il dessaoule plus en ce moment.
- L’autre jour, il a même pas réussi
à remonter chez lui. Il s’est foutu en
l’air dans un fossé, pis il a dormi toute la nuit
dans la voiture. Y avait cinq cents mètres à
faire!
- Heureusement que y a plus la mère. Elle serait en train de
nous incendier...
- Et le Gaston au fait? Où don’ qu’al
est?
- Il était descendu chercher le fils du Paul.
Paraît qu’y s’aiment bien.
- Oh tu penses... dans la tête du Gaston, oui...
- Il s’est amouraché du professeur,
qu’on dirait...
- Oui, oh, c’est ben un peu un original
ç’ui-là aussi.
- Ils causaient l’autre soir, sur le banc de
l’Ouche-Péjon. Je revenais du chantier de Billy.
C’était ben dix heures. Y en pas un que
m’a salué. Ils doivent se biturer la gueule
ensemble.
- En tout cas, moi j’y donne plus rien à faire,
pour me retrouver avec les services sur le dos...
- Pis le Raymond, qu’a dû en prendre une bien bonne
aussi, avant que le bouc se mette au motoculteur...
- Y a rien à y faire avec ces gars-là. Un cancer
de la gorge mais y fume quand même deux paquets de gitanes
par jour.
- Y va crever tout seul dans sa turne... comme le Rac, dans son
dégeuli...
16
C’étaient tous des rougeauds, mais plus tout
à fait des paysans. Plutôt des maçons,
des peintres, avec un ou deux ouvriers, l’un d’eux
avait même de vagues responsabilités dans une
usine, chef du personnel, quelque chose dans ce
goût-là. Il y avait surtout des gros,
bien mous, qui s’étaient pour certains
trouvé une place au conseil municipal, deux ou trois mille
francs par mois. La place d’adjoint faisait des envieux et
les plus riches venaient de se faire construire une piscine. Leurs fils
travaillaient en ville, la fille de l’un d’eux
s’était mariée avec un
médecin dans les environs de Reims, elle envoyait des
caisses de champagne. Ils chassaient ensemble et le dimanche, la
lessive des voitures dégoulinait le long de la pente.
17
Un Minotaure renversé, voilà à quoi
faisait penser sans qu’on sache trop pourquoi la machine
couchée sur le sol. Peut-être les deux bras
rappelaient-ils des cornes, dressées en l’air dans
une immobilité squelettique. Les poignées de
caoutchouc noir abîmées comme des vieux gants
avaient quelque chose de vulgaire, de dérisoire et
d’énervant. Le ventre jaune, avec ses plaques de
métal lamentable, affichait le sigle de la marque, dans une
poétique grossière. Le monde obscène
des mâles, leur virilité de série, tous
ces hommes désœuvrés qui avaient
acheté le même modèle, à
peine moins révulsant qu’un calendrier
promotionnel pour une fabrique de tronçonneuses,
l’appétit d’une puissance
bridée, la médiocrité
intégrale de l’assemblage vous donnait des envies
de coups de poing dans les murs. La question
n’était pas pourquoi mais à quoi
bon? D’où vient cette conjugaison de
faits? Quel chemin nous mène du plus absurde des assemblages
de forces désintéressées à
cette absence glacée de justification? Non pas pourquoi en
était-on arrivés là mais comment. Ils
l’avaient sans doute acheté à deux,
Raymond avait mis un peu plus et en échange René
passait le motoculteur régulièrement chez lui. On
ne pouvait pas s’empêcher de penser qu’il
n’y avait eu là-dedans aucun des vieux ressorts du
mécanisme de propriété. On ne pouvait
pas s’en empêcher, c’est tout. Il fallait
répondre à l’arbitraire par
l’arbitraire, mais dans le sublime, dans
l’impensable, dans une pensée audacieuse qui vit
le triomphe quand même dans cette accablante
défaite. Le moignon de l’hélice dardait
certes sa terreur glaciale, la peur des voitures qui
échappent tout à coup au contrôle dans
un assourdissant froissement de toiles, mais son indomptable incartade
n’expliquait rien du tout,
l’événement avait lieu hors de ce
drame, dans des coulisses où l’on
découvrait que le décor ne reposait sur rien,
n’était qu’un accident,
imbécile comme la dernière revanche
d’une monde en désuétude.
18
Il avait accompagné les brancardiers
jusqu’à l’ambulance, un peu en retrait.
Lui non plus ne dit pas un mot, au milieu des impressions
grommelées de l’un à
l’autre, des espèces de
feulements qui sortaient des bouches comme de sourdes exclamations
animales, brutales, ravalées dans un plissement de menton.
Sitôt le véhicule disparu dans la pente au premier
virage, il était retourné dans le jardin. Il ne
s’était mêlé à
aucun groupe et on disait déjà qu’il
était parti s’en jeter un autre.
La barbe dure, très noire sur le visage
boursouflé, encore long, rouge violacé, la peau
criblée quand elle apparaissait, les yeux très
lointains et son crâne dégarni assez haut
où les cheveux, lissés à la pommade,
étaient plaqués en arrière,
l’ensemble composait une face d’homme, encore
suffisamment racée pour ne laisser aucun doute sur son
ancienne beauté. Une tête
d’où ne pouvait sortir qu’une voix grave
et râpeuse, forte sans être dure.
L’ancien ouvrier, le tourneur-fraiseur de la
panacée métallurgique, le solitaire, le veuf,
l’alcoolique. Un coeur énorme, il faut le dire
comme ça, le type qui vous amenait ses casseroles en cuivre,
lustrées par ses soins la veille, à bout de bras,
en cadeau de mariage. Le type qui donne des bonbons aux gosses sans
avoir rien du grand-père. Un grand gars qu’il a
réussi à placer, sans cesser de boire. Une femme
qu’il a aimée et qui est morte. Un
tempérament amical, une nature discrète, qui
gueule dans le vide, qui tire des coups de fusil ivre mort dans sa cour
en pleine nuit parce qu’il a entendu des fantômes,
un compagnon des hommes, toujours prêt à rire. Qui
vous apprenait à pêcher, à comment
faire une canne, ou un sifflet. Qui parlait des choses aussi, sans
extravagance. Un retraité, pauvre, et qui buvait.
Et qui est retourné dans le jardin où il
n’y avait plus personne. A travers la fenêtre il
apparaissait comme un de ces voyageurs des légendes, qui,
échoué sur la grève, se remet de tout
un fracas de déchaînement maritime,
naufragé, sans rien, et pense à la situation au
bout de cinq minutes en marchant dans le sable. Un Ulysse, ou quelque
chose comme ça. Il marchait lentement, le dos
voûté, les mains dans le dos. Ses
pensées pénétraient la terre.
Où allaient-elles? Pour dire quoi? De quelle plainte enfouie
se faisaient-elles l’écho méditatif?
Comment s’y prenaient-elles pour vider cet homme au point
qu’il ressemble à une ombre, pour le rendre si
abstrait, pour l’effacer de la planète, pour le
dire? Fallait-il qu’elles aient de la force pour
n’en laisser que cette réflexion, immobile,
pénétrante comme le diamant et en même
temps si vide elle-même, comme si,
arrêtée d’une longue course, elle
poursuivait inéluctablement son mouvement alors
qu’elle a déjà abouti.
Il marchait entre les arbres, lentement, selon un itinéraire
absurde. Et dont lui seul connaissait les méandres.
19
A un moment il remit une corde qui s’était
relâchée à la greffe d’un
arbre.
20
On descendait par paire, ou en trio qui se décomposaient
progressivement au fil des maisons. Il aurait fallu aller boire le
café, ou un petit que’que chose. Histoire de
marquer le coup. De s’en remettre. Discuter encore un peu de
l’épisode pour le faire entrer dans les annales.
Un fumet sortait de manière générale
des portes et des fenêtres, laissées grandes
ouvertes par la canicule. De la cuisine en sauce. Bœuf,
lapin, rôti, avec sa sauce, à l’odeur
épaisse, retournante dans la pleine chaleur.
Mais dans ces cas il ne faut jamais aller boire le café et
surtout pas un petit que’que chose. Il faut garder
l’événement, le garder pour soi, le
ramener chez soi et y penser. Le revoir. Voir d’où
il part, où il arrive, ce qu’il remue. Toute la
vase merdique qu’il fait remonter à la surface. Et
dont tout le monde évidemment se débarrasse au
plus vite. Cet événement qui n’est
peut-être rien, au fond.
21
En 1940, il devait avoir une vingtaine d’années.
Il n’avait pas fait de résistance, elle
n’était pas très active dans le coin et
ce n’était pas le genre. Un jour les Allemands
l’avaient arrêté. Il lui avaient mis le
Luger sous le menton, en l’enfonçant un peu.
Ça ne l’avait pas marqué tant que
ça. Il racontait beaucoup d’histoires, et les
mêmes, plusieurs fois, celle-ci, non, on ne l’avait
entendue qu’une ou deux fois, et la deuxième
après une amorce de la tablée plus longue que
d’habitude. Ce n’est pas qu’elle lui
faisait encore mal, qu’il aurait eu de la peine à
remuer des souvenirs trop violents. Non, il s’en foutait,
ça se sentait sans doute possible. Il y avait mieux,
à raconter, du qu’il avait
intérêt à se remémorer, du
spectaculaire, ou de la jeunesse. Certaines histoires comme des pages
arrachées à un livre de comtesses, point de vue
du palefrenier et troussage de cousines. Il s’enfuyait par la
fenêtre, on l’avait attrapé. Jean, qui
avait tout appris dans les livres, aux début de la T.S.F..
Des sacrées compétences, jamais payées
autrement que par une bouffe ou une bouteille, et qui
s’étendaient jusqu’aux transistors et
téléviseurs couleurs, exclus. Deux femmes se
seraient jetées dans un puits en désespoir de son
amour, et il racontait qu’un Saint Sacrement lui
était apparu une nuit, dessiné par ses abeilles
dans leur ruche. Plus vieux, il en pleurait. Une fois, il avait
répondu qu’à soixante-dix ans, on
regrettait encore certains souvenirs, certaines maladresses, et
qu’il n’avait pas d’enfants. Mais il
rigolait souvent et amusait vraiment la galerie.
Toute sa vie il aura fait rire les femmes, présent
à tous les banquets, jusque tard dans la nuit, à
partir parmi les trois derniers, jusque tard dans sa vie. Il jouait de
l’accordéon aussi.
22
Dans la pente, sa silhouette était sèche, et il
descendait seul, de sa démarche arthritique. Les vielles
savates en caoutchouc croassaient. Il regardait les gens sur son
passage, encore quelqu’un à sa porte. Il malaxait
dans un geste sempiternel ses mains en avançant. De temps en
temps il les frottaient sur ses cuisses en froissant le bermuda comme
s’il se secouait. On pouvait croire qu’il parlait
tout seul.
Ses mouvements n’avaient jamais été si
mécaniques.
Après une halte au robinet du village où il se
passa les pieds sous l’eau en se massant jusqu’aux
mollets, il fit le petit bout de chemin qu’il lui restait, et
il rentra dans son fourbi.
23
Le modeste chemin darde les pépites de son goudron
là où l’usure a fait des plaques
brillantes, comme patinées. Il a des allures de chien
pouilleux, avec toutes ses années. A certains endroits, des
colonies d’insectes, des fourmis, des gendarmes courent se
réfugier on ne sait où. Une colonne de verdure
repousse encore par intermittence au milieu du bitume, vieux bandeau
éculé. Il y eut également une
procession de chenilles, qui traçaient leur zigzag
à la queue-leu-leu. Poilues, chinées marron-moir,
ondulant souplement, très belles. Le chemin, à
lui seul, dit toute entière la silencieuse solitude
où s’est replongé le village. On dirait
qu’il tourne en boucle.
Il n’y a plus personne aux portes, le ronronnement de la
famille qui mange passe par les fenêtres. Des
téléviseurs sont allumés. Une joyeuse
tribu de Martiniquais fait un peu de foin. Les solitaires boivent leur
canon. Et il fait très chaud.
La lumière infinie, éclatante, bourdonne dans un
désert inhumain. Les maisons, alignées comme des
cadavres, ouvrent des idées morbides qui pèsent
lourdement dans la conscience. Plus rien n’avance.
L’été se vautre dans toute son
immensité désespérante.
24
- Paraît que le bouc a failli y passer? beugle le voisin
qu’on dirait hystérique d’apprendre une
nouvelle. Se détourner, la fermer, passer son chemin, sans
éprouver surtout aucune fierté de lui fermer sa
gueule. Il aura forcément le toupet d’en rajouter
tout seul.
- C’est que c’est grave?...
Dieu que les hommes vils sont laids lorsqu’ils sont penauds.
25
La porte s’ouvre sur la cuisine fraîche et peu
éclairée. L’odeur
légère de renfermé. Quelques mouches
qui grésillent dans le faible espace. Les miettes sur la
table et Gaston encore installé sur sa chaise.
Il ne bouge pas.
Rien ne le fera bouger.
Le sang a eu le temps de sécher sous sa narine.
Il était maintenant midi.
©
par Studio
d'Azy